lundi 6 mai 2013

130506 - LECTURE - HORS SERIE LE MONDE - BORIS VIAN



De son vivant, les romans de Boris Vian n'ont pas eu de succès. Lors de sa publication, en 1947, L'Ecume des jours ne se vend qu'à un petit millier d'exemplaires, avant de sombrer dans l'oubli. En raison du scandale qu'il provoque à sa sortie, en 1946, J'irai cracher sur vos tombes, signé sous le pseudonyme Vernon Sullivan, bat tous les records de vente. Une maigre consolation pour l'auteur qui ne considère pas ce livre gag comme de la littérature. Après un important travail éditorial dans les années 1960, les rééditions des romans de Boris Vian en format poche atteignent des succès exceptionnels. Depuis son inscription au programme des classes de troisième, L'Ecume des jours se vend au moins à 100000 exemplaires chaque année.

L'histoire se passe en 1962. Jean-Jacques Pauvert vient d'éditer Je voudrais pas crever, bien accueilli par la critique. François Caradec lui suggère de reprendre les titres de Boris Vian publiés de son vivant et tombés dans l'abandon. Pauvert appelle Gaston Gallimard pour lui demander s'il veut bien lui céder les droits de L'Ecume des jours, qu'il a publié en 1947. Gallimard accepte. Il demande même à Pauvert, comme un service, de le débarrasser de son stock d'invendus, qu'il lui vend au prix du papier.

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Un demi-siècle plus tard, les comptables de Gallimard doivent s'en mordre les doigts. S'il était resté au catalogue de Gallimard, L'Ecume des jours serait aujourd'hui l'un des fleurons de "Folio", la collection de poche de la maison. Au lieu de quoi L'Ecume fait les beaux jours du Livre de Poche (groupe Hachette) : il s'en écoule environ 100 000 exemplaires par an – 80 000 exemplaires les pires années, 270 000 en 2009, l'année du cinquantenaire de la mort de Vian. "C'est l'une des meilleures ventes régulières du Livre de Poche, abonnée au top 10 de la collection", commente Cécile Boyer-Runge, directrice générale du Livre de Poche. Pauvert avait-il eu du flair, de rafler les titres de Boris Vian ? Disons plutôt qu'il est arrivé au bon moment. Car le destin commercial de Boris Vian s'est joué dans la décennie 1960. En 1963, les premiers titres de Vian paraissent en format poche, à l'époque dans la collection "10/18" : c'est l'occasion, pour Vian, non pas de conquérir un nouveau lectorat, puisque ses livres ne se vendaient pas (à l'exception de J'irai cracher sur vos tombes, qui avait connu le succès du scandale), mais de recruter enfin des lecteurs. En juillet 1968, Christian Bourgois prend la tête de "10/18" et lui imprime sa patte graphique. L'impact commercial est immédiat. Vian, comme d'autres auteurs publiés en "10/18", en profite. "L'idéologie post-soixante-huitarde", décriée par un ex-président de la République, fera le reste : Vian, considéré autrefois par les enseignants comme un "pornographe", n'est plus pestiféré. On conseille sa lecture. Et même, consécration ultime, L'Ecume des jours entre au programme des classes de 3e.
Plusieurs autres titres de Vian, s'ils ne bénéficient pas de l'effet prescription scolaire, n'en réalisent pas moins d'excellentes ventes. L'Arrache-cœur, par exemple : Le Livre de Poche en écoule près de 15 000 exemplaires chaque année. Depuis quarante-cinq ans qu'il figure au catalogue de la maison, les ventes cumulées approchent 1,7 million d'exemplaires. Celles de L'Herbe rouge ont dépassé le million d'exemplaires. Vercoquin et le plancton, seul titre conservé par Gallimard, s'est vendu à 180 000 exemplaires depuis son passage en poche en 1973 (d'abord en "Folio", aujourd'hui dans la collection "L'Imaginaire") : "On le réimprime tous les deux ans", explique Philippe Letendre, directeur des ventes de Gallimard. Même chose pour L'Automne à Pékin. L'ouvrage, paru d'abord aux éditions du Scorpion, en 1946, avait fait lui aussi un flop. En 1956, Alain Robbe-Grillet, qui voit dans L'Automne à Pékin une sorte de "nouveau roman pataphysique", convainc Jérôme Lindon, des éditions de Minuit, d'en reprendre les droits. Sans plus de succès. Mais Lindon est tenace. Quand, en 1963, François Caradec l'appelle pour lui proposer de céder L'Automne à Pékin à Pauvert, sous prétexte que "ça ne se vend pas", Lindon, superbe, réplique : "Ça ne se vend pas ?? Je réimprime ?!" Aujourd'hui, Minuit vend au bas mot 2 000 exemplaires par an de L'Automne à Pékin : "Beaucoup d'auteurs rêveraient de connaître un tel score de leur vivant ! souligne Henri Causse, directeur commercial de Minuit. Mais bien sûr, comparé à L'Ecume des jours, ça semble peu. Les héritiers s'imaginent que nous ne fichons rien."
Les héritiers. Pour ne pas leur donner l'impression de "ne rien ficher", Le Livre de Poche entretient... 36 titres de Boris Vian à son catalogue. Pas sûr, cependant, que Mademoiselle Bonsoir ou Derrière la zizique crèvent les plafonds des ventes. C'est aussi pour satis-faire les héritiers que les éditions Fayard (exploitantes du fonds Pauvert depuis 1997) ont accepté de publier les Œuvres complètes de Boris Vian. Quinze volumes, pas moins, égrenés entre 1999 et 2003, vendus 25 à 30 euros pièce. Un échec. Le volume "best-seller", celui contenant J'irai cracher sur vos tombes, s'est vendu à 2 800 exemplaires. Le reste ? "Une bonne catastrophe", admet-on pudiquement chez l'éditeur – entendez : moins de 1 000 exemplaires pour la plupart des volumes.
Vian, s'il est devenu un "classique", n'est pas pour autant un auteur culte, à la manière d'un Céline, dont le moindre texte s'arrache chez un public d'aficionados. La leçon a du moins profité à Gallimard. Quand il s'est agi de faire rentrer Vian dans la "Pléiade", les héritiers espéraient trois volumes, mais l'échec des Œuvres complètes chez Fayard en a décidé autrement. Résultat : deux volumes, regroupant les romans, les scénarios et les écrits pour le Collège de pataphysique. Bingo ! Tirés à 12 000 exemplaires chacun à leur parution, à l'automne 2010, ils ont déjà été réimprimés trois fois. En Pléiade, une "nouveauté contemporaine", c'est au moins 10 000 ventes d'assurées. Là, les ventes approchent des 20 000 exemplaires pour chaque volume !
Il ne faudrait toutefois pas en conclure que Fayard fut bêtement masochiste de se lancer dans l'aventure des Œuvres complètes. "C'était un investissement destiné à garder la confiance des héritiers", résume Sophie Hogg, directrice littéraire. Et il ne faut pas analyser autrement le "livret pédagogique" de 64 pages consacré à L'Ecume des jours qui sera envoyé gratuitement par Le Livre de Poche à 40 000 profs au moment de la sortie du film de Michel Gondry. Moyennant quoi, le jackpot de L'Ecume des jours reste dans le giron d'Hachette. Moyennant quoi les droits étrangers (Vian est traduit en 17 langues, avec de très bons scores en Espagne, Italie et Allemagne) demeurent gérés par Fayard, autre marque du groupe Hachette. Pas question de laisser filer Vian chez la concurrence...
Cet article est extrait du hors-série du Monde "Boris Vian. Un génie d'avance" (124 pages, 7,90 euros), en vente en kiosques et sur la boutique en ligne du Monde.

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