dimanche 9 septembre 2012

120909 - LECTURE - Toni MORRISON - Home


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    Un vétéran noir de la guerre de Corée revient dans son Sud natal pour retrouver sa jeune sœur. La grande dame des lettres américaines à son meilleur.


    Un jeune homme s'enfuit, courant sur des trottoirs couverts de neige, d'un asile psychiatrique de Seattle. Il s'appelle Frank. Il a, pour reprendre le titre français du Steel Helmet de Samuel Fuller, «vécu l'enfer de Corée». Il est noir. Il veut rejoindre la Géorgie et porter secours à sa petite sœur, Cyndra, dite Cee, qui, après avoir fui la misérable ferme familiale pour suivre à la ville un bel escroc qui l'a abandonnée, est tombée dans les griffes d'un médecin expérimentateur, à qui elle sert de cobaye.
    Après la Corée, après les quelques mois suivant sa démobilisation, passés au nord de la côte Pacifique, Frank aspire à retrouver Atlanta, son foyer, son «home». Il en est de même pour Cee, qui a été moins loin que son frère, mais qui a connu, à sa façon, la solitude, la précarité, le déracinement.
    Le nouveau roman de Toni Morrison est le plus bref qu'elle ait écrit jusqu'à présent: cent cinquante pages, la dimension d'une longue nouvelle. Mais il ne traduit pas un essoufflement de la part du Prix Nobel de littérature 1993. Il s'agit plutôt d'une condensation, d'un précipité - au sens chimique du terme - de ses thèmes et de sa manière. Au fil de ses dix-sept chapitres (dont le dernier est comme un bref poème), il reconstitue toute une saga familiale, l'histoire d'une famille noire du Sud, qui connaît la pauvreté, la violence des dernières années de la ségrégation, et dont les deux rejetons, chacun à sa manière - la guerre en Orient pour l'un, le mariage pour l'autre -, tentent d'échapper à la misère d'un destin programmé, avant de chercher à retrouver leurs racines, et leur foyer, aussi démuni qu'il puisse être.

    Vers un ascétisme formel

    Home commence par une vision presque fantastique: deux enfants assistent à un combat entre des chevaux, et à la mise en terre d'un cadavre, à la sauvette. «Sans jamais lever la tête, juste en regardant à travers l'herbe, on les a vus tirer un corps d'une brouette et le balancer dans une fosse qui attendait déjà. Un pied dépassait du bord et tremblait, comme s'il pouvait sortir, comme si, en faisant un petit effort, il pouvait surgir de la terre qui se déversait.» Ce n'est qu'aux dernières pages du livre que le mystère sera éclairci, et que cette scène fugitive et obsédante, comme un mauvais rêve, prendra son sens et éclairera, rétrospectivement, l'ensemble du roman.
    Ces trois pages sont comme un accord initial, comme un riff au seuil d'un morceau de musique. Et, avec Home, c'est bien de musique qu'il s'agit: Toni Morrison a écrit une partition de musique de chambre, donnant tour à tour la vedette à chaque instrument, à chaque personnage. Une partition dépouillée, réduite à l'os, qui suggère plus qu'elle n'explique, qui va à l'essentiel, et dont la force tient précisément à son apparent dénuement.
    Et pourtant, à travers l'histoire simple de deux jeunes gens perdus dans l'Amérique de la guerre froide, elle reconstitue toute une époque, aux prises avec ses peurs, ses frilosités, ses vieux démons. Le Sud des années 1950 est encore celui de l'avant-Kennedy, le Sud de Naissance d'une nation, le Sud du Fleuve sauvage, le Sud de The Lonesome Death of Hattie Carroll de Bob Dylan. Un Sud dans lequel on organise des combats de nègres, comme des combats de coqs.
    Le 29 mai dernier, le président Barack Obama a décoré de la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distinction civile des États-Unis, Toni Morrison et Bob Dylan. Deux immenses artistes, deux légendes, l'une des grandes romancières de l'Amérique et son plus grand poète. Deux irréductibles qui creusent imperturbablement leur sillon, dont chaque œuvre marque un pas supplémentaire vers un ascétisme formel, synonyme de densité et de richesse. Espérons que cette double cérémonie donnera aux jurés Nobel l'idée de couronner enfin l'auteur de Blowin'in the Wind.
     Home de Toni Morrison, traduit de l'anglais (États-Unis) par Christine Laferrière, Éd. Christian Bourgois, 154 p., 17 €.
    Par Christophe Mercier


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