dimanche 2 septembre 2012

120902 - LECTURE - Michel HOUELLEBECQ - La carte et le territoire


Si le nouveau roman de Michel Houellebecq s'avère être un succès de librairie, ledit succès n'aura assurément pas ce parfum de scandale qui a accompagné les précédents livres de l'auteur. Dans La Carte et le Territoire, pas d'apologie du tourisme sexuel, pas de scènes de sexe vaguement glauques, pas de règlement de comptes idéologique ou familial direct. Pas non plus ce carac­tère anticipatoire qui, à La Possibilité d'une île (2005), conférait une puissante aura visionnaire. Rien de ce genre, rien de spectaculaire ni de sulfureux, rien qui irrite d'emblée l'épiderme. Avec La Carte et le Territoire, l'écrivain Michel Houellebecq fait en quelque sorte l'expérience, évidemment pas de l'anonymat ni de l'absence d'a priori, favorable ou défavorable, mais d'une certaine forme de modestie. Du moins, d'une réception critique et publique relativement vierge des exaspé­rations collatérales qui, entourant un livre, détournent les regards qui croient se porter sur lui. Et l'évidence s'impose que Houellebecq franchit aujourd'hui formidablement ce cap. Donnant, avec ce livre, son roman peut-être le plus accompli, certainement le plus ironique, sans doute le plus profond.
Pourquoi La Carte et le Territoire ? Parce que « la carte est plus intéressante que le territoire », révélation qui saute aux yeux de l'artiste plasticien Jed Martin, alors qu'il a sous les yeux la photo satellite d'un coin d'Alsace et la carte Michelin de la même zone, et que le saisit la beauté de la seconde. La carte est-elle plus intéressan­te que le territoire, autrement dit la représentation du réel est-elle plus passion­nante que le réel lui-même ? N'est-elle pas notre seul et unique moyen d'appréhender ce réel dont l'essence est d'échapper à toute appréhension, de ne pouvoir être saisi ? Ample, inépuisable question qui sous-tend ce roman, dont les deux figures majeures sont d'ailleurs des artistes. Il y a Jed Mar­tin, donc, trentenaire aimable et in­so­ciable, néanmoins plasticien à succès, dans un premier temps photographe d'objets prosaïques du quotidien, se tournant ensuite vers la peinture figurative pour continuer, à travers des oeuvres organisées en séries, à dresser un inventaire du monde contemporain, centré sur l'économie, la production de biens de consommation, le pouvoir de l'argent. Au côté de Jed, Michel Houellebecq lui-même – autoportrait de l'auteur en écrivain solitaire, neurasthé­nique et maniaco-dépressif, qui plus est promis à une mort aussi esthétiquement étrange que tragique...
Autour de ces deux personnages, Michel Houellebecq construit un roman à l'architecture extrêmement savante et parfaitement fluide, construction dans laquelle s'inscrivent, par touches souvent cocasses ou faussement dérisoires, les éléments constitutifs d'un tableau du monde con­temporain tel que l'auteur le voit, tel qu'il s'en moque, tel qu'il s'en désespère peut-être : le règne de l'argent et de la vulgarité, les impostures médiatico-mercantiles en vogue... Rien de neuf, diront les uns. C'est vrai. Posture réac, diront les autres. Libre à eux de réduire à cela la portée du roman. Ce qu'on ne peut que constater pourtant, et souligner, c'est la façon dont s'agence, derrière l'intrigue drolatique, au long du fil narratif fermement tenu, cette vision ironique du monde – donnant lieu à de vraies ouvertures métaphysiques –, où trouvent place ces intuitions sur l'expérience humaine, sur la place de l'homme dans l'Histoire, dans le temps, qui font de Houellebecq, depuis toujours, un écrivain singulier, important.
Il y a aussi, de fait, beaucoup de Michel Houellebecq lui-même dans La Carte et le Territoire ; sans doute y a-t-il autant de lui-même dans le personnage de Jed que dans celui qui porte son nom. Et qui sait s'il n'est pas aussi présent caché sous d'autres masques, travesti dans d'autres corps – jusque dans celui de ce petit chien aussi adorable qu'inquiétant, parce qu'asexué et demeuré pour toujours un inoffensif chiot nommé Michou ? La Carte et le Territoire s'offre ainsi à lire, aussi et avant tout, comme un autoportrait extravagant et vertigineux, insaisissable et sarcastique, duquel se dégage en outre une sorte de mélancolie, non pas nouvelle – sous l'écorce cynique voire nihiliste de ses romans, la mélancolie toujours a été présente, palpable – mais assumée. Cette mélancolie, la voilà même devenue la tonalité dominante : à travers ce prisme, le pessimisme de Houellebecq tend vers les ténèbres.
Le 04/09/2010 - Mise à jour le 08/11/2010 à 13h03
Nathalie Crom
- Telerama n° 3164

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