Le dernier album d’Etienne Davodeau, Les Mauvaises Gens plonge le lecteur dans le milieu du syndicalisme ouvrier des années 50 à 80. Dans cette BD subtile, l’auteur de La Chute de Vélo se fait journaliste-enquêteur en revenant sur les raisons qui ont poussé les deux personnages principaux, Marie-Jo et Maurice, ses parents, à faire progressivement le choix du syndicalisme et de la politisation.
Dans une BD qui se présente comme un vrai reportage, Davodeau raconte donc chronologiquement l’histoire de ces deux enfants ruraux qui ont grandi en même temps que l’arrivée des usines dans leur campagne des Mauges. Tout y passe. A commencer par le déchirement que suppose l’affrontement avec le patron catholique pour ses gens élevés dans la foi.
La religion est d’ailleurs primordiale dans cette histoire, puisque malgré son poids sur chaque action de la vie quotidienne, c’est par elle que viennent les premiers frémissements de prise de conscience de la nécessité d’une union ouvrière. Le rôle des jeunes prêtres ouvriers tient d’ailleurs une place prépondérante dans le récit, puisque ce sont eux qui créent les premiers clubs associatifs et aident à l’émancipation des jeunes filles en les aidant à s’organiser entre elles, favorisant par là même leur prise de conscience des réalités de leur vie.
Le plus grand choc pour les habitants du village vient de la façon dont certains manifestants contre le grand patron catholique Eram abordent des croix sur le revers de leur veste. C’est comme si les notions bien manichéennes de bien et de mal dans le monde du travail disparaissaient à ce moment-là. Et dans une région aussi croyante, le choc est rude. Un déchirement résumé en deux cases très fortes qui opposent le clocher de l’église à la cheminée de l’usine.
La suite de l’histoire des parents est entrecoupées d’autres destins comme celui du prètre, justement, qui a quitté son ministère, s’est marié puis a divorcé.
A travers ces histoires individuelles, c’est évidemment l’histoire des premiers soulèvements syndicaux du monde ouvrier que raconte l’auteur.
Au-delà du récit historique particulièrement détaillé, ce sont aussi les choix narratifs de Davodeau qui rendent ce livre si intéressant. Tout au long de l’album, on voit en fait la BD en train de se faire. Les allers-retours temporels entre le passé et le présent de l’enquête s’alternent subtilement pour montrer Davodeau en train de se documenter, d’interroger, voire de dessiner dans une case géniale où sa mère qu’il interroge semble voir, grâce au filtre du dessin qu’elle a elle-même guidé, l’usine où elle travaillait, maintenant détruite.
C’est aussi lorsqu’il se met en scène en train d’enquêter que Davodeau se permet d’ajouter au récit un humour tendre, utilisé pour mettre en avant les quelques contradictions de ses parents (parfois à leur plus grande colère) ou bien rire gentiment d’eux, dans des petits clins d’oeils savoureux, qui sont comme des respirations au cœur de ce récit très dense. Je pense ici à la scène où Davodeau explique à son père que non, non, il ne parlera pas de son service militaire, parce que c’est hors-sujet… et consacre justement deux pages à ce refus.
Grâce à l’utilisation des récits enchâssés, Davodeau peut mêler son histoire personnelle à celle de ses parents et montrer ainsi à quel point l’une a déterminé l’autre. On le voit ainsi en train de lire Astérix chez les Bretons alors que ses parents débattent des prochaines réunions syndicales. Mieux : on apprend que sa première bande dessinée « publiée » l’a été sous la forme des tracts illustrés du « comité pour un lycée public dans les Mauges rurales ».
La création des Mauvaises Gens semble alors aller de soi. En rendant hommage à ses parents et à tous ceux qui leur ressemblent, Davodeau retrace le parcours d’une génération et raconte les espoirs fous de ces petites gens qui ont pour la première fois fait entendre leur voix avant la grande désillusion qui suivra. C’est d’ailleurs sur l’image de l’élection de Mitterrand que se referme le livre.
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