samedi 20 février 2010

100219 - CH - THEATRE DE CAROUGE


Philoctète

De Jean-Pierre Siméon, variation à partir de Sophocle

Mise en scène de Christian Schiaretti





Un héros de la solitude

Qui est Philoctète ? Un homme mué en île. Un corps perdu pour la cause grecque,victime collatérale de la guerre de Troie, trahi, abandonné, puant et suppurant, sur un rocher. Un cri d’injustice transformé en destin. Si les tragédies grecques sont des tranches taillées dans le banquet d’Homère, Philoctète écope de la dernière miette du festin – la part du paria. Pourtant, cette portion congrue tient du morceau de roi.

Les trois métamorphoses

Compagnon d’Héraclès, Philoctète en hérite les flèches fatales. Puni pour transgression, le voici déchu en déchet toxique. Promu tombeur de Troie, il vire archer providentiel. Chaque identité ajoute sa métonymie : arc de l’héritier, pied du paria, île du recours. Par la (dis)grâce des dieux, voilà l’Intouchable transfiguré en Sauveur. Un point de non-retour.
Comment, pour gagner Troie, extirper Philoctète de son antre, où depuis dix ans rancit son ressentiment ? La tête taillée dans le roc, l’infirme campe sur son malheur – puisque son identité se confond avec sa relégation. Une solitude radicale. Philoctète est une voix clamant dans le désert du grand nulle part. Un Robinson sans Vendredi. Un Dreyfus sans dreyfusards, sans affaire ni réhabilitation. Un Prospero sans pouvoirs. L’esclave d’une île sans maîtres.

L’éternel retour du mal

De ce phénix des douleurs, la peine revient toujours, à chaque crise plus aiguë, puis toujours s’éteint, engloutie par un sommeil d’oubli. Cycle infernal des châtiments divins réitérés pour l’éternité – tels Prométhée, Tantale et Sisyphe. Un mendiant de l’absurde.
Ce mal perpétuel dit l’absurdité de la condition humaine. Castration, puanteur, monstruosité, exclusion ont une portée métaphysique. À chacun son pied putréfié. Via Philoctète, Siméon salue Camus – et Beckett. Clochard déchu, Philoctète croupit pour l’éternité au bord du monde.

Un homme révolté

Comment respecter des dieux qui se font les complices du mal ? Piétinant sa douleur jusqu’à la fin des temps dans le silence éternel des espaces infinis, Philoctète brandit, contre ces dieux mauvais, sa cinglante impiété. Difficile initiation. Débarque alors à Lemnos Ulysse, drapé dans l’innocence d’un autre, Néoptolème. Épris de gloire, ce fils d’Achille doit, comme tout éphèbe, subir une initiation. Honteuse, sa chasse à l’héroïsme débute par le meurtre moral d’un vieillard.

La tragédie du fils

Néoptolème doit choisir entre trois pères impossibles : Achille ou la vaillance absolue, mais défunte; Ulysse ou la ruse à tout prix, peu honorable ; et Philoctète ou la souffrance forcenée, insoutenable. Y résonnent trois âges tragiques : héroïsme frontal des guerriers mythiques, qui meurent de face (Eschyle) ; héroïsme latéral des raisonneurs pragmatiques, qui frappent de biais (Sophocle) ; héroïsme paradoxal des victimes inflexibles, qui convertissent leur défaite en défi (Euripide).

L’héroïsme impossible

Pour Néoptolème, nulle option tenable. Achille mort, l’âge héroïque du tout est perdu, fors l’honneur a sombré. Décadente, la guerre du Péloponnèse prône le tout sauf la mort. Ce cynisme du naufragé insubmersible de l’Odyssée, Néoptolème le rejette. Mais, malgré sa compassion, il peine à rejoindre Philoctète en son désert du tous pourris sauf moi.

L’oscillation tragique

Partout règne la déréliction des valeurs héroïques. Entre le héros spectral de la grandeur perdue, le héros décadent du pragmatisme radical, et le héros crépusculaire du martyre altier, l’éphèbe oscille.

Le drame de la parole

C’est la parole, la parole pas l’action qui mène le monde. Ici, toute parole devient suspecte – défiance, mensonges et trahisons. Dans ce jeu de dupes, qui mène qui ? Un choeur à conquérir. Maître, que faisons-nous ? Les soldats représentent un enjeu du discours. Les convaincre, c’est déjà remporter une victoire.

Un athlète de la plainte

Philoctète balaie toute la gamme de la parole, de la plainte à l’éructation. Au fil de dialogues circulaires, il domine le discours : Ulysse recule, Néoptolème cède. Seul un deus ex machina résoudra cet intenable attelage à trois voix.

Notre Philoctète

Ce vertige de la parole, qui pouvait mieux le chanter qu’un poète amant du théâtre ? À la fable mystérieuse de Sophocle, ce Philoctète conjoint la langue charnelle de Jean-Pierre Siméon, la pensée en actes de Christian Schiaretti et l’intense figure de Laurent Terzieff. Mythe brûlant, intégrité absolue, destin radical, accents déchirants – Terzieff est notre Philoctète.


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