vendredi 16 décembre 2011

111216 - LECTURE - LACHAUD, Denis - J'apprends l'hébreu

résumé du livre

Frédéric, dix-sept ans, suit ses parents à travers l'Europe, d'un déracinement à l'autre, profondément menacé dans son propre équilibre. Mais après Paris, Oslo et Berlin, la famille débarque à Tel-Aviv et le jeune homme découvre la singularité d'Israël – un pays et une langue qu'il pourrait peut-être enfin faire siens, parce que si proches de lui dans leurs rapports complexes à l'identité, au territoire et à l'appartenance.

Le jeune homme se promène dans Tel-Aviv. Il parle seul, se retourne et s’adresse à un interlocuteur imaginaire. Frédéric Quenoz, 17 ans, salue de la main droite les passants, comme un homme politique connu et respecté de tous. Lorsqu’on lui pose une question, il répond à côté. C’est l’été, mais Frédéric n’est pas un touriste. Arrivé depuis peu de Berlin, il vit avec sa famille près de la rue Dov-Hoz. Muni d’un dictaphone, il enregistre les conversations qu’il retranscrit dans un cahier. Il en retire un grand soulagement. C’est que Frédéric ne comprend pas quand on lui parle. Les mots parviennent jusqu’à lui dans un désordre complet. Il ne saisit le sens des phrases qu’une fois écrites : « Le son des mots prononcés me cache ce qu’ils disent. » L’apprentissage de l’hébreu est comme une nouvelle approche du monde et une véritable libération. La confusion mentale du garçon va être balayée par « une langue qui ne s’appuie pas sur les mêmes piliers de la pensée ».
J’apprends l’hébreu, sixième roman de Denis Lachaud, nous entraîne dans une utopie : celle d’une nouvelle vie possible dans un pays neuf ; celle de la reconstruction de l’homme brisé ; celle d’une langue antique réactualisée, autour de laquelle une communauté s’organise en fédération. Une société dont on sait qu’elle n’est pas meilleure que les autres mais « on peut y marcher droit ». Frédéric y croit, et le lecteur avec lui. Optimiste, il ne veut pas vivre dans la peur, « les yeux dans les coins, le regard en essuie-glace » ; il sait depuis Berlin que les murs peuvent tomber.
Le jeune aphasique va à la rencontre des autres et, enfin, il peut communiquer. La langue contient l’essence de son identité future : « être » en hébreu ne se conjugue pas au présent. La structure de la langue préfigure le devenir des hommes, et les voyages de la famille Quenoz à Oslo, Paris, Berlin et Tel-Aviv sont choisis en vertu de la linguistique - et non assujettis aux décisions du service ressources humaines de la finance internationale. Tout est contenu dans la langue : l’histoire de l’individu et son rapport au monde. Les Israéliens sont certes mal élevés, mais, explique Frédéric, c’est que l’hébreu ne comprend pas de conditionnel, tout se conjugue à l’indicatif. C’est un pays où dire « je voudrais » n’existe pas, on dit « je veux ». La langue allemande « aux merveilleuses subordonnées bien ordonnées » permet de glisser d’un mot à l’autre par la création de néologismes. C’est ainsi que die Lösung der Judenfrage (« la solution de la question juive ») de Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, est devenu die Endlösung der Judenfrage (« la solution finale de la question juive ») d’Hitler. « Comment s’y retrouver dans le monde quand il suffit d’ajouter trois lettres pour que la vie devienne la mort ? » Le destin du garçon épouse celui du pays. Comme de nombreux Israéliens, il ne voit pas sur les panneaux les indications écrites en arabe.
Le « malade de l’écoute », qui part à la découverte du monde en faisant le tour du pâté de maisons, oublie que les fondations de sa nouvelle identité ne sont pas solides ; croyant s’émanciper, il est comme l’homme « nullement frappé par les fondements réels de sa recherche » (Wittgenstein). L’auteur ne donne que quelques pistes et suggère plus qu’il n’explique. Dans J’apprends l’hébreu, les Érinyes, qui poursuivent Frédéric depuis sa visite au Mémorial des Juifs exterminés de Berlin, sont puissantes. « Il y a trop de voix autour qui troublent mon idée de moi depuis plusieurs mois. »
On devine que cet enfant choyé, aimé et protégé est piégé par une histoire qui travaille en silence. Silencieuse et illisible, elle tisse pourtant les différents tableaux que Denis Lachaud, en homme de théâtre, a mis en place : la parole de l’adolescent, les extraits de son cahier, où il reporte la parole objective avec des didascalies, et le regard neutre du narrateur. Quelques scènes de vie ordinaires, des scènes répétées selon plusieurs points de vue et rien de spécial, sauf peut-être la disparition d’un grand-père qu’il n’a jamais connu, décédé seul en Suisse. « Une chance que le vieil homme ait finalement lâché au printemps. Le déménagement à Tel-Aviv aurait compliqué les visites à Genève. »
Par Enrica Sartori

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