Ludwig
van BEETHOVEN
LES
DEUX TRIOS
DE
L'OPUS 70
Trio
n° 5 en ré majeur, op. 70 n° 1
Trio
n° 6 en mi bémol majeur, op. 70 n° 2
Noël
Lee, piano
Robert
Gendre, violon
Robert
Bex, violoncelle
L'année
1808 durant laquelle furent conçus et en très grande parte écrits
les deux trios de l'opus 70 fut l'une des ^plus extraordinaires de la
vie de BEETHOVEN.
Songeons
qu'en cette seule année ce prodigieux cerveau nous a donné quatre
mélodie sur un texte de GOETHE, la troisième sonate pour
violoncelle et piano, la 25° sonate, les variations
op. 76 et la fantaisie op. 77 pour
piano, la fantaisie op. 80 pour piano, orchestre et
chœurs, préfiguration de l'ode à la Joie, la cinquième
et la sixième symphonies : ce qui est presque incroyable.
Parallèlement
à ce jaillissement inspiré d'une très grande importance, il semble
que BEETHOVEN ait vécu une série d'aventures sentimentales plus ou
moins rêvées, plus rêvées souvent que poussées jusqu'à leurs
conséquences ultimes les plus vives. Le tourment des femmes, chez
lui, se manifesta souvent chez lui sous la forme de désirs
inassouvis. Pour lors il y avait eu l'attachement sentimental un peu
trouble pour Marie BIGOT, le jeune ménage VON BREUNING, probablement
un intérêt assez vif pour la « paysanne pervertie » de Döbling :
Lise FLEHBERGER, la naissance et le développement d'un amour
beaucoup plus dur pour la jeune Thérésa MALFATTI, et un projet de
mariage sur lequel BEETHOVEN demeura fort mystérieux.
Mais
il y eut surtout l'attachement capital qui le retint dans l'intimité
de celle qu'il appelle sa «très chère Marie ERDÖDY» à qui sont
dédiés les deux trios de l'opus 70 et chez laquelle il
trouva gîte, compréhension et refuge spirituel. Il l'appelait aussi
son «Père Confesseur» et Romain ROLLAND souligne que nul comme
elle n'a su «avoir accès au plus intime du cœur de BEETHOVEN».
C'était, au dire de TREMONT qui les connut bien, entre Marie ERDÖDY
et lui, comme entre Mme D'HOUDETOT et Jean-Jacques ROUSSEAU, le règne
d'une amitié amoureuse qui, du moins chez BEETHOVEN, prit rapidement
un caractère fort passionné et servit alors magistralement son
inspiration.
Aux
sollicitations extérieures d'un certain déséquilibre des sens cet
attachement apportait le contre-poids de la stabilité, de la
profondeur et de la plénitude épanouissante. Romain ROLLAND,
encore, qui sut, mieux que personne pénétrer et analyser ce
phénomène d'osmose, montre bien comment les œuvres dédiées à
Marie ERDÖDY «sont les seules où la personnalité de la
dédicataire exerce une influence sur la substance même de la
musique».
LE
TRIO EN RE MAJEUR op. 70 n° 1
fut
joué la première fois chez Mme ERDÖDY en décembre 1808. BEETHOVEN
tenait la partie de piano. Un témoin, REICHARDT, compositeur ami de
GOETHE, y assistait et dans une lettre datée de Vienne le 10
décembre, nous a conservé la relation de cet événement. Il y
décrit l'exaltation et le sûr goût de l'hôtesse éprouvant «une
jouissance tendre et enthousiaste à chaque passage d'une délicatesse
achevée» ; et d'ajouter avec plaisir : «Heureux artiste qui peut
compter sur de tels auditeurs !»
Mais
ce qui nous frappe aujourd'hui, c'est le climat de bonheur, de
plénitude ardente et cependant de sereine beauté de l'ouvrage.
HOFFMANN la jugeait «venue d'un monde inconnu».
Il
y a de cela. Marie ERDÖDY inspire à BEETHOVEN le sentiment de la
sûreté de son art, de son invincibilité, de sa grandeur, l'assure
de son triomphe sur la cabale viennoise. C'est ce sentiment et la
reconnaissance affectueuse qu'il en éprouve qui déterminent et la
richesse nouvelle de l'écriture et cette impression «d'intemporelle
vérité» qui frappait HOFFMANN. Sur le plan même de l'évolution
du romantisme le trio en ré majeur va très loin, car s'il est vrai
qu'il eut pu passer pour la rose d'automne d'un MOZART qui aurait
assez vieilli, il y a aussi dans la rêverie du largo, une sorte de
morbidité, d'hypnose, quais baudelairiennes, d'obsession nocturne
aux singuliers sortilèges.
LE
TRIO EN MI BEMOL MAJEUR op. 70 n° 2
est
contemporain du premier et la démarche en est parallèle. De même
que l'inspiration encore que BEETHOVEN, dans le finale, CSERNY le
remarquait déjà, se soit inspiré, semble-t-il, de mélodies
populaires croates entendues en Hongrie. Il s'y ajoute une sorte de
poésie gracieuse, analogue à celle des fêtes galantes des premiers
quatuors, planant au-dessus de la chaude maturité et de l'ardeur
sourde des mouvements profonds de l'âme du maître aux prises avec
le lyrisme déchaîné par sa lumineuse égérie.
Que
l'on ait pu rapprocher le motif du premier mouvement du trio en mi
bémol majeur de celui de l'allegro de la Symphonie en mi
bémol de MOZART ne peur que nous confirmer dans l'opinion que
BEETHOVEN, dans l'opus 710, donne un exemple particulièrement
heureux de ce passage pathétique de l'équilibre de l'esprit
classique à l'effervescence romantique de la sensibilité à travers
les réactions puissantes d'une âme exceptionnelle.
C'est
peut-être ce que voulait dire HOFFMANN en parlant précisément à
ce propos de l'expression «à la fois hautement géniale et
réfléchie» de l'étonnant amoureux de Marie ERDÖDY.
C'est
en tout cas ce que nous comprenons mieux à l'écoute de ces œuvres
qui tiennent une place à part dans le pèlerinage intime d'un cœur
sans cesse tiraillé pour lequel elles furent un instant unique
d'équilibre profond.
Jean
HAMON
de
l'Académie du Disque Français.
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