Imaginez une ville
qui fasse penser à Saint-Nazaire par l'importance de ses activités
portuaires, de ses chantiers navals, de ses vastes bassins appelés
"formes", et aussi par la proximité de très belles plages, de dunes, de
rochers. Mais une ville dix ou vingt fois plus grande, dotée d'un métro.
Une vaste cité où, à la faveur des
grandes vacances, puissent se mêler des enfants de milieux très variés.
Cette cité est celle où nous conduit le très beau roman de Denis
Lachaud: La forme profonde. On y voit s'observer, se croiser, se recevoir ou préférer s'ignorer différentes familles mises en contact par leurs rejetons. Ceux-ci
apprennent à vivre. A l'abri des regards parentaux. On accompagne
principalement la petite bande de la rue des Marsouins, quatre garçons
d'une douzaine d'années auxquels hésite à se joindre un cinquième,
par frousse ou par fierté. On assiste à leurs palabres sur le trottoir,
à leurs plongeons, à leurs virées à l'île d'Eau. Et sur l'herbe d'un
jardin public se retrouvent leurs grandes soeurs et leurs copines, tout
excitées parce que leur tournent autour des "grappes de garçons, des
bombes à hormones au bord de l'explosion, tout juste si on n'entend pas
le compte à rebours".
On s'adapte au rythme des retraitées ou des
petits enfants. Le récit s'interrompt parfois pour laisser la parole,
l'espace d'un chapitre, à quatre personnages, en alternance. Au début de
ce roman à plusieurs voix, tant de gens de tout âge surgissent en même
temps qu'on est un peu perdu. Mais la construction est si maîtrisée
qu'on s'y retrouve vite, captivé.
Quelque activité ou métier
qu'il évoque - exercice de piano, travail de l'infirmière ou du lamaneur
- Denis Lachaud le fait avec l'exactitude qu'implique le respect.
L'autosatisfaction candide d'un étudiant de HEC, fils d'un banquier
régional, le rituel clanique de cinq frères et d'une soeur, le sentiment
de victoire d'une diplômée arrachée à la condition ouvrière, les
relations de "bon voisinage" secrètement sapées par l'envie d'un
riverain, l'absentéisme coupable et les horaires suspects d'une mère qui
se dit serveuse, la découverte de l'amour par un bel ingénieur encore
puceau à vingt-sept ans, l'hypocrisie de la bourgeoise sans façons qui
exploite la jeune fille au pair, et mille autres sentiments ou
situations illustrent la vie quotidienne d'un quartier plutôt
tranquille.
Le tableau que brosse Denis Lachaud de cette cité
industrielle et balnéaire charme, amuse, émeut. Et sidère. Car il ne
cache rien des "jeux interdits" auxquels se livrent certains enfants et
adultes. L'étendue de la ville offre l'anonymat sans lequel certain père
de famille ne pourrait aller se défouler au sauna. Et ce n'est là que
vénielle cachotterie. L'air de rien, sans qu'on en fasse toute une
histoire, cambriolage, vandalisme, échangisme, pédophilie, viol, mort
par overdose et même assassinat - d'un garçon de huit ans par un autre
de treize ans - se faufilent dans la toile comme autant de détails qu'il
faut regarder en face mais qui ne dénaturent point la vue générale.
C'est la ville comme elle va. Ecrivain sensible et doué, révélé il y a
trois ans par J'apprends l'allemand, Denis Lachaud voit clair, écrit juste, pratique un réalisme tempéré. Et, en passant, La forme profonde
rappelle aux Français qui ne cessent de gémir sur une prétendue "douce
France" défunte que cruauté et barbarie ont toujours fait partie du
paysage. Elles savaient seulement mieux se cacher.
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mardi 25 septembre 2012
120925 - LECTURE - Denis LACHAUD - La forme profonde
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