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Un
vétéran noir de la guerre de Corée revient dans son Sud natal pour
retrouver sa jeune sœur. La grande dame des lettres américaines à son
meilleur.
Un
jeune homme s'enfuit, courant sur des trottoirs couverts de neige, d'un
asile psychiatrique de Seattle. Il s'appelle Frank. Il a, pour
reprendre le titre français du Steel Helmet de Samuel Fuller,
«vécu l'enfer de Corée». Il est noir. Il veut rejoindre la Géorgie et
porter secours à sa petite sœur, Cyndra, dite Cee, qui, après avoir fui
la misérable ferme familiale pour suivre à la ville un bel escroc qui
l'a abandonnée, est tombée dans les griffes d'un médecin
expérimentateur, à qui elle sert de cobaye.
Après la Corée, après
les quelques mois suivant sa démobilisation, passés au nord de la côte
Pacifique, Frank aspire à retrouver Atlanta, son foyer, son «home». Il
en est de même pour Cee, qui a été moins loin que son frère, mais qui a
connu, à sa façon, la solitude, la précarité, le déracinement.
Le
nouveau roman de Toni Morrison est le plus bref qu'elle ait écrit
jusqu'à présent: cent cinquante pages, la dimension d'une longue
nouvelle. Mais il ne traduit pas un essoufflement de la part du Prix
Nobel de littérature 1993. Il s'agit plutôt d'une condensation, d'un
précipité - au sens chimique du terme - de ses thèmes et de sa manière.
Au fil de ses dix-sept chapitres (dont le dernier est comme un bref
poème), il reconstitue toute une saga familiale, l'histoire d'une
famille noire du Sud, qui connaît la pauvreté, la violence des dernières
années de la ségrégation, et dont les deux rejetons, chacun à sa
manière - la guerre en Orient pour l'un, le mariage pour l'autre -,
tentent d'échapper à la misère d'un destin programmé, avant de chercher à
retrouver leurs racines, et leur foyer, aussi démuni qu'il puisse être.
Vers un ascétisme formel
Home commence par une vision presque fantastique: deux enfants assistent à un combat entre des chevaux,
et à la mise en terre d'un cadavre, à la sauvette. «Sans jamais lever
la tête, juste en regardant à travers l'herbe, on les a vus tirer un
corps d'une brouette et le balancer dans une fosse qui attendait déjà.
Un pied dépassait du bord et tremblait, comme s'il pouvait sortir, comme
si, en faisant un petit effort, il pouvait surgir de la terre qui se
déversait.» Ce n'est qu'aux dernières pages du livre que le mystère sera
éclairci, et que cette scène fugitive et obsédante, comme un mauvais
rêve, prendra son sens et éclairera, rétrospectivement, l'ensemble du
roman.
Ces trois pages sont comme un accord initial, comme un riff au seuil d'un morceau de musique. Et, avec Home,
c'est bien de musique qu'il s'agit: Toni Morrison a écrit une partition
de musique de chambre, donnant tour à tour la vedette à chaque
instrument, à chaque personnage. Une partition dépouillée, réduite à
l'os, qui suggère plus qu'elle n'explique, qui va à l'essentiel, et dont
la force tient précisément à son apparent dénuement.
Et pourtant,
à travers l'histoire simple de deux jeunes gens perdus dans l'Amérique
de la guerre froide, elle reconstitue toute une époque, aux prises avec
ses peurs, ses frilosités, ses vieux démons. Le Sud des années 1950 est
encore celui de l'avant-Kennedy, le Sud de Naissance d'une nation, le
Sud du Fleuve sauvage, le Sud de The Lonesome Death of Hattie Carroll de
Bob Dylan. Un Sud dans lequel on organise des combats de nègres, comme
des combats de coqs.
Le 29 mai dernier, le président Barack Obama
a décoré de la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distinction
civile des États-Unis, Toni Morrison et Bob Dylan. Deux immenses
artistes, deux légendes, l'une des grandes romancières de l'Amérique et
son plus grand poète. Deux irréductibles qui creusent imperturbablement
leur sillon, dont chaque œuvre marque un pas supplémentaire vers un
ascétisme formel, synonyme de densité et de richesse. Espérons que cette
double cérémonie donnera aux jurés Nobel l'idée de couronner enfin
l'auteur de Blowin'in the Wind.
Home de Toni Morrison, traduit de l'anglais (États-Unis) par Christine Laferrière, Éd. Christian Bourgois, 154 p., 17 €.
Par Christophe Mercier
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