Année : 1972
Pays :
Japon
Durée : 89 min
Genres :
Action, Drame
Réalisé par :
Kenji Misumi
Avec :
Tomisaburo Wakayama, Gô Katô, Yuko Hamada, Isao Yamagata, Michitaro Mizushima, Ichirô Nakatani, Akihiro Tomikawa, Sayoko Katô, Jun Hamamura, Daigo Kusano, Toshiya Wazaki, Hiroshi Nawa, Sakai Umezu, Saburo Date, Hatsuo Yamaya
Montage :
Toshio Taniguchi
Photographie :
Chishi Makiura
Scénario :
Kazuo Koike, Goseki Kojima
Musique :
Hiroshi Kamayatsu, Hideaki Sakurai
Maquillage :
Toshio Tanaka, Hideo Yumoto
Direction artistique :
Yoshinobu Nishioka
Studios de production :
Katsu Production Co. Ltd., Toho Company
Analyse et critique
Si le cinéma d’exploitation s’appuie sur la
répétition d’une formule gagnante, les séries véritablement inventives
ne se contentent pas de répéter les mêmes motifs à l’envi, elles
évoluent. Et cet épisode en est un exemple flagrant. Si le manga Lone Wolf
sort à un rythme stakhanoviste, donnant la possibilité de produire des
films au même rythme, Misumi et ses collaborateurs n’en dédaignent pas
pour autant l’envie de faire évoluer la saga sur grand écran. Cet
épisode est de facture bien plus classique que le précédent, et aligne
les scènes contemplatives ponctuées de combat sanglants dont l’intensité
s’en trouve renforcée. Les inventions délirantes se limitent à quelques
courtes séquences, comme une caméra placée depuis le point de vue d’une
tête décapitée qui roule au sol. Le final n’en sera que plus
apocalyptique dans sa démence guerrière. Ce nouvel opus s’intéresse au
code du samouraï, aux questions philosophiques et éthiques qu’il
entraîne. Il est également plus ancré dans l’histoire du japon médiéval.
Le cadre de la saga
Baby Cart est l’ère Edo de la fin
du 17ème siècle. Le Shogun, gouvernement formé par le clan Tokugawa,
règne sur le pays depuis la capitale Edo (future Tokyo), imposant une
main de fer sur les seigneurs devenus vassaux. Les Tokugawa ont unifié
le Japon à la fin du 16ème siècle, mettant fin aux guerres perpétuelles
que se livraient les différents fiefs. Le pouvoir est centralisé et les
seigneurs féodaux (Daimyo) tout en étant maître de leurs fiefs (le han)
doivent allégeance aux Tokugawa. Le Shogun a établi une hiérarchie
rigide qui impose sa loi aux seigneurs, et surveillent constamment les
faits et gestes des dirigeants des fiefs. Les Tokugawa n’ont de cesse de
déposséder des seigneurs de leur terres en les accusant de rébellion ou
de dissidence. Ils annexent alors leurs territoires et détruisent
jusqu’à leurs noms de famille. Sans arriver à cette extrémité, le Shogun
capte les richesses en imposant de lourds impôts aux hans et contrôlent
toute source de revenu autre que celle issue de l’agriculture.
Les Tokugawa ont mis en place une hiérarchie stricte : fermiers,
artisans, commerçants, et enfin les guerriers (bushi, samouraï) qui
forment l’élite du pays. Le guerrier, en échage de l’honneur et du
pouvoir octroyé par son rang, doit respecter un code très stricte et
fait allégeance au seigneur, devant être prêt à lui sacrifier sa vie. Ce
code devient le bushido, la voie du guerrier. Si les Tokugawa désirent
faire des guerriers l’élite de la société, les maigres revenus de nombre
de samouraïs les poussent sur les routes, où ils deviennent commerçants
ou ronins ("celui qui dérive sur les vagues"). Le samouraï dont le fief
a été démantelé et qui décide pour une raison ou pour une autre de ne
pas mourir avec son maître, rejoint également cette caste. Le nombre
grandissant de fiefs dépossédés accumule les ronins sur les routes.
C’est la décadence d’un régime où les samouraïs devenus errants pensent
avoir tout les droits et terrorisent la population en perpétuant viols
et massacres. Le film débute par un de ces viols, commis par trois
mercenaires louant leur service à un seigneur en tant qu’escorte
lorsqu’il doit gagner Edo ou rejoindre son han (1). Passant de la
protection d’un Daimyo à un autre, ils sont insaisissables et en
profitent pour violer les femmes qui passent à portée. Ces mercenaires
décrivent d’ailleurs avec justesse la situation des guerriers à cette
époque de l’histoire. Ces samouraïs déchus devenus de vraies bêtes
féroces marquent la fin de l’élite rêvée par les Tokugawa, aboutissement
d’une politique toujours plus vorace dans sa conquête de pouvoir. Le
film décrit cette société où la traîtrise et les complots ont gangrené
toute la hiérarchie, des intendants aux doyens. Seuls quelques personnes
essaient encore de vivre dans la loyauté et le respect des règles.
Kenbei en fait partie, mais sa volonté de suivre à la règle le bushido
en marque cependant les dérives.
Dans
la séquence du viol, un simple serviteur qui essaye au péril de sa vie
de protéger sa maîtresse et sa fille, se révèle être bien plus loyal et
courageux que les anciens samouraïs. Kenbei, qui accompagne les trois
mercenaires, le tue, car selon le code qu’il incarne, on ne peut porter
la main sur un samouraï, seul habilité qui plus est à porter une arme.
Il tue également les deux victimes, sous les yeux horrifiés de leurs
bourreaux, car Kenbei ne peut accepter que l’honneur d’un samouraï soit
sali. A travers ce personnage, et les autres protagonistes dont Itto va
être mené à croiser le chemin, Misumi et Koike questionnent les idéaux
du bushido et recentrent la saga sur ce qui formait le cœur de l’œuvre
écrite.
Le samouraï est un personnage emblématique par la dualité qui naît du
conflit entre son intérêt personnel et le code de sa classe. Les
tragédies sont inhérentes à cette schizophrénie. Il incarne les valeurs
de loyauté, de courage, mais nombre de chambaras, dont
Baby Cart,
vont montrer la complexité de cette caste et les tourments qui
l’accompagnent, voire l’absurdité de ce code qui peut même amener au
déshonneur les vrais samouraïs comme Itto et Kanbei. Itto respecte le
bushido, tout en en relevant et refusant les absurdités. Kenbei
représente l’idéal jusqu’au-boutiste du Bushido, chose que reconnaît
immédiatement Itto lorsqu’il refuse de le tuer en duel, car il faut "laisser vivre un vrai Samouraï".
Kenbei a connu le déshonneur, il désire la mort mais avant il cherche
la réponse à un acte qu’il a commis et qui l’a conduit à l’exil. Kenbei a
été banni car pour protéger son maître, il a quitté le palanquin qui le
transportait et chargé ses adversaires. Par cet acte il l’a sauvé, mais
à désobéi à sa fonction qui lui interdisait de s’éloigner. Kenbei est
hanté par cette faute qui lui révèle les paradoxes de la voie du
guerrier. "La voie du samouraï est-elle de savoir mourir plutôt que de savoir vivre ?", question à laquelle Itto répond qu’un samouraï doit "vivre avec la mort".
C’est le chemin de la terre de l’ombre, le chemin du meifumado. En
choisissant cette voie, Itto accepte la ruse. Si les armes à feu sont
incompatibles avec le code du samouraï, pour qui seul le duel est loyal,
Itto cache un véritable arsenal dans le landau. Celui-ci renferme
également trois nagamakis (long bâton à deux poignées) qui surgissent et
terrassent les ennemis à l’improviste. Une autre technique, bien
éloignée de la bienséance samouraï, consiste à jeter son dotanuki ("sabre qui transperce le torse")
sur l’adversaire, geste que nul guerrier ne peut imaginer et qui
foudroie ses adversaires. Ainsi Itto a sa propre conception du bushido,
ce qui le rapproche des autres acteurs de ce film, les yakuzas.
Le
Clan des 8 Oublis (nom donné à des yakuzas proxenètes), auquel Itto est
d’abord confronté, puis pour lequel il accepte de travailler, est la
première apparition dans la saga de cette caste qui fit les bons jours
du cinéma nippon (ne nommons que Zatoichi, le plus célèbre de tous). Ces
parias vont se révéler être bien plus fidèles au code de l’honneur que
les représentants du Shogun et autres intendants, et ce malgré leur
appellation de bohachis, 3ceux qui ignorent les 8 vertus3 : piété
filiale, fidélité, loyauté, confiance, justice, honnêteté et sagesse.
Pourtant les yakuzas sont une dégénérescence de la caste des guerriers,
la négation du bushido. Mais, en arborant clairement leur refus de ce
code, ils sont bien plus honnêtes que ceux qui prétendent le servir et
ne pensent qu’à leur pouvoir, tels les Yagyu ou l’intendant Sawatori qui
par soif de pouvoir a détruit un seigneur et mis au ban 400 samouraïs.
La première utilisation d’une arme à feu est le fait de Torizo, la chef
du clan des 8 oublis. Puis cette utilisation semble contaminer les
protagonistes de l’histoire, d’un samouraï tout droit sorti d’un Western
à Itto lui même. Tous évoluent au rythme d’une société en pleine
mutation alors même que le code d’honneur du samouraï tend à devenir un
anachronisme.
Itto se trouve confronté aux yakuzas car il défend une anema (future
prostituée) qui a tué son proxénète (ou Zegen). Le loup solitaire a en
fait vu qu’elle protégeait un emblème funéraire, un katami-hai, 3la
mémoire d’un couple et de son enfant séparés par la vie3. Ce symbole
rappelle à la jeune fille que même vendue par ses parents, elle ne doit
pas les haïr, et doit les garder dans son cœur. Itto place la piété
filiale au centre de ses vertus, piété prêchée par le confucianisme qui
est à la base du bushido et du code du samouraï. Il ne peut accepter de
voir cette fille se faire punir, et lui seul qui suit le meifumado, peut
la défendre sans s’encombrer de l’honneur du samouraï. Cette scène,
primordiale, marque la frontière entre les deux conceptions du bushido
qu’incarnent Itto et Kenbei. Alors que Kenbei pour sauver l’honneur du
samouraï tue deux femmes innocentes, Itto ignore cet honneur imbécile
pour sauver une anema. Kenbei suit effectivement le bushido à la lettre,
mais c’est bien Itto qui a véritablement compris ses valeurs.
Misumi appuie par sa seule mise en scène cette fidélité à l’esprit du bushido et non à son seul code.
(attention spoiler à éviter)
Quand Itto fait son office de bourreau, accompagnant Kanbei qui se fait
seppuku, une blancheur éclatante envahit l’écran. On retrouve bien sûr
le motif visuel qui ouvrait la saga. Mais il y a eu un glissement
sémantique. La saturation lumineuse à laquelle nous assistons montre que
ce n’est pas le statut de bourreau officiel qui donnait à Itto sa
légitimité, mais bien sa fidélité aux valeurs du bushido. Comme si des
puissances supérieures approuvaient ce geste en accord avec la voie du
samouraï, dénonçant d’un même mouvement la société déliquescente qui l’a
exclu.
Thématiquement passionnant, parfois vertigineux, le scénario de Koike
pousse certainement Misumi à s’effacer quelque peu après les
débordements délirants du second opus. Moins étincelante, sa mise en
scène n’essaie pas de renouer avec la virtuosité affichée de L’enfant
massacre. Mais Misumi retrouve cependant un certain terrain
d’expérimentation en appuyant fortement l’influence des séries B
occidentales, notamment le Western Spaghetti. La prolifération des armes
à feu est l’occasion pour le réalisateur de poursuivre le continuel
mouvement de va et vient entre le chambara et le western italien. Misumi
préfère cependant l’usage de la lame, et une scène évoque
magnifiquement le fait qu’Itto et son sabre ne font qu’un. Alors qu’il
quitte une pièce, menaçant de son dotanuki, tout en leur faisant dos,
deux samouraïs, la caméra adopte le point de vue de l’arme dans un
travelling arrière qui accompagne la sortie d’Itto. Le sabre est l’œil
du loup solitaire, son prolongement. Ce sabre va de nouveau frapper
quatre mois plus tard avec la sortie de L’Âme d’un père, le cœur d’un fils.
(1) Une des méthodes utilisées par le Shogun pour asseoir sa main
mise sur les seigneurs, est des les obliger à se rendre durant de
longues périodes en résidence à Edo. Outre le coût exorbitant que cela
impose aux Daimyos (il faut quasiment doubler le nombre de serviteurs et
de guerriers entre le han et Edo), les Tokugawa peuvent ainsi
surveiller de près leurs agissements.
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