Pour retrouver François, un amant de vingt ans son aîné, Thelja quitte
Paris. Les amours brèves mais fulgurantes de cette femme, qu’un mari et
un enfant attendent à Alger, et de ce Français veuf, tourmenté par le
passé, dureront neuf nuits. Neuf nuits au cours desquelles se
conjugueront leurs désirs, leurs émois, leurs plaisirs. Au-dehors, la
ville de Strasbourg se remet de son histoire récente et abrite d’autres
personnages aussi troublants que les deux premiers : Eve, une petite
juive enceinte des œuvres d’un jeune Allemand, Jacqueline qui monte
Antigone dans un théâtre de banlieue, et d’autres encore, ombres qui
hantent la scène avec leurs mémoires vives et sensibles. Cantique
d’amour, ode aux saveurs de la vie, ce roman ne manque pourtant pas
d’exposer ses héros, sans fard, aux regards impitoyables de l’Histoire.
Le tangage des corps et des âmes dans
Les Nuits de Strasbourg
d’Assia Djebar
« J’aime ce dialogue à la fois
de nos corps, et la façon dont je peux délier enfin ma parole »
s’exclame Thelja, jeune algérienne de trente ans, blottie entre les bras
de son amant François, de vingt ans son aîné. Le
couple s’est connu à Paris et la jeune femme se rend à présent à
Strasbourg pour partager neuf nuits avec l’amant d’origine alsacienne.
Durant ces neuf nuits, les deux
êtres vont se livrer à toutes sortes
de confidences, autant de réminiscences montant dans l’âme tandis que
le désir s’empare des corps : « elle désira
à nouveau se souvenir, comme si c’était hier. Tout le temps de son
évocation, son désir affleurait », peut-on lire dès la deuxième nuit.
L’évocation du souvenir, sa verbalisation même, dans
la mesure où elle est concomitante de la montée du désir, laisse une
trace dans le style de l’auteur qui n’hésite pas à antéposer les
adjectifs « intimidée encore, se sentait-elle »,
comme pour mieux faire affleurer un langage de la sensation et de
l’émotion à même de traduire les émois suscités par l’acte sexuel. Ce
dernier ne peut se passer de mots et le dialogue des corps
est aussi celui des âmes « nuit après nuit, nous nous entrepénétrons
davantage, corps et âmes à la fois ». La métaphore du flux, souvent
employée dans le roman, est symptomatique. Le
flux verbal, la logorrhée, est étroitement lié au flux séminal, et
même à la fluidité quasi chorégraphique des mouvements des corps.
Thelja, surnommée par François
« la petite bavarde du point du jour », ne peut s’empêcher de
questionner ce lien entre langage et sexualité : « Tant de mots sortent
de moi, avant, après le plaisir ?
Pourquoi mais pourquoi tout ce marmonnement ? », et le livre nous
répond. L’acte sexuel est avant tout acte de connaissance. Le verbe
« connaître » est d’ailleurs utilisé
pour l’expression « faire l’amour » de façon récurrente. Mais il ne
s’agit pas d’un simple acte de connaissance de soi, mais de « naître
avec l’autre » au sens étymologique,
c’est-à-dire que le détour par l’autre est nécessaire et fondamental
pour accéder au moi.
Toutefois, la relation à l’autre
est en soi problématique au sens où il est altérité radicale.
François, dans les premières nuits, est toujours un « étranger » pour
Thelja, malgré leur intimité, car la guerre d’Algérie
la hante, elle dont le père a été tué par l’armée française : « Tu
es mon amant et tu es français !... Il y a dix ans, quand j’arrivai à
Alger pour aller à l’université, une telle…
intimité m’aurait paru invraisemblable !... ». La liaison entre
Jacqueline et Ali dans le roman est d’ailleurs un double inversé de
cette relation, en
négatif et plus cruel, puisque la sexualité, loin de constituer un
acte de connaissance, n’est que violence et cruauté, Ali violant
Jacqueline avant de l’assassiner après leur rupture. Enfin,
Eve, la « jumelle » de Thelja, son amie d’enfance, une juive
algérienne ayant quitté l’Algérie six ou sept ans après l’indépendance
et que Thelja retrouve en Algérie, a elle aussi
trouvé son « dernier amour », un homme… allemand. Mais Eve/Hawa, au
nom symbolique, va ouvrir la voie à une autre relation possible à
l’altérité, dans la mesure où elle attend un enfant
de cet homme ; fruit de la fusion contre la disjonction des peuples
et de leur histoire traumatisante. C’est à partir d’elle que Thelja va
pouvoir « co-naître » véritablement avec
François, qui cesse alors, en dépit de la paronomase, de n’être que
le « Français » : « dans les bras de… pas l’étranger, pas le Français,
non… dans les bras de
l’homme ».
Mais renaître pour être quoi ?
Si la co-naissance est possible,
se pose et se repose sans fin la question de l’identité problématique,
démultipliée dans le roman par le prisme de
chacun des personnages. Notamment par le biais de la figure
maternelle, mise à mal par le texte, comme si la sexualité, en tant
qu’acte de connaissance, ne pouvait être procréation et
s’insurgeait contre la figure de la mère. Qu’il s’agisse de la mère
morte de François, fantôme qui le hante, de celle d’Irma, qui refuse de
la rencontrer, de Touma, mère du meurtrier Ali, ou même
de Thelja ayant laissé en Algérie son fils Tawfiq, toutes les
figures maternelles sèment autour d’elles deuil et désolation, à
l’exception notable d’Eve, la mère à venir, en qui l’espoir de
renouveau est encore possible.
La question de l’identité est
également posée par la figure oedipienne qui travaille en creux le
roman, or Œdipe est bien une tragédie de l’identité. En effet,
Jacqueline, la « bonne fée d’Hautepierre », répète avec
une troupe de jeunes gens Antigone, cette fille d’Œdipe. La
véritable Antigone de l’œuvre n’est d’ailleurs pas Djamila, la jeune
comédienne, mais sans doute Aïcha, la sœur d’Ali, « la
gardienne du frère meurtrier ». La figure oedipienne traverse donc
indirectement toutes les strates de la fiction.
L’identité est donc douloureusement
vécue et cela prend une autre dimension, vu le cadre spatio-temporel
du roman. En effet, Strasbourg, « cité courant d’air », « ville
frontière », « ville des
passages » agit comme un confluent dans lequel se retrouvent des
personnages exilés, émigrés. Thelja, Eve, Touma et Mina, Djamila, mais
aussi Karl, celui qui ne pouvait être qu’Alsacien
selon Irma et dont le père était autrefois un petit colon en Algérie
de l’Ouest ; ainsi que tous les visages inconnus sur le fichier du
foyer de travailleurs nord-africains du père de Marey,
que Thelja feuillette… L’Alsace et l’Algérie sont d’ailleurs deux
territoires qui se font écho « ces deux noms de pays, de terroir noir,
lourd d’invasions et de ruptures ou de retours
amers ». Toutefois, l’exil n’est pas simple éloignement géographique
et spatial, il est vécu sur le mode de la temporalité. Thelja définit
d’ailleurs les femmes émigrées, non comme des
« passagères » ou des « exilées » mais comme des « éphémères » ; et
si Strasbourg est la ville frontière, elle est avant tout « cette cité
de toutes les
mémoires »… Le problème de l’identité se pose donc en termes
temporels, et ce n’est pas un hasard si Thelja restera précisément neuf
nuits avec son amant, la scansion temporelle permettant
la renaissance.
Ainsi, si l’identité est
douloureuse c’est parce qu’elle est stabilité mortifère, figeant
l’individu dans les stigmates de son passé et de sa culture. Thelja, en
fuyant l’Algérie, son fils et son mari, a « jailli
d’une tombe ». La sexualité agit donc comme une nouvelle naissance,
d’où l’importance du prénom de la jeune femme, Thelja-Neige, portant à
la fois la fêlure identitaire originelle (« je
suis une femme née dans une oasis et prénommée Neige »), et sa
promesse de guérison, le « poudroiement » de la neige venant laver et
purifier les stigmates du passé. Et c’est
d’ailleurs la fonction de la nuit dans le roman, ainsi définie par
Thelja : « quand les noctambules se dispersent, que les lieux retrouvent
leur virginité : alors la ville écoule
son vide jusqu’au lendemain. ».
Enfin, si l’identité est stabilité
mortifère, la sexualité peut devenir salvatrice, au sens où elle est
« tangage », terme récurrent dans l’œuvre. D’ailleurs le rôle de
Thelja, n’est-il pas de faire « tanguer »
François, comme le pense Irma ? « Thelja venue an coup de vent, qui
partirait de même, semblait avoir pour fonction de réveiller François ;
elle le réveillerait, c’est-à-dire le
laisserait dans le désarroi et la bascule : il ne serait jamais plus
installé, c’était sûr ». D’ailleurs, le tangage des corps et des âmes
est aussi celui des mots. Le langage vécu
comme source d’oppression par Thelja, et sans doute aussi par
l’auteur, dans la mesure où il est celui du colon, doit tanguer
« Alsagérie, comme ce mot tangue ». Et c’est peut-être la
raison du choix des italiques utilisés pour le récit des neuf nuits.
Ils permettent en effet, conformément aux propriétés de ces caractères,
de mettre en valeur ces nuits, en révéler
l’importance, la sexualité permettant de régénérer l’être, de lui
proposer une nouvelle naissance. Mais ce sont aussi des formes-sens
exprimant le tangage des corps et des âmes, mais aussi par
leur caractère incliné, le nécessaire tangage des mots, seul salut
possible pour retrouver la paix.
Virginie BRINKER
Les Nuits de Strasbourg offrent un bel exemple d’hétéroglossie
en croisant dans le texte une bonne demi-douzaine de langues, avec cette surconscience linguistique qui, selon Lise Gauvin, caractérise les littératures
francophones, aujourd’hui. L’originalité de ce roman, toutefois, vient
du fait que le contact des langues se fait par le truchement du discours amoureux,
c’est-à-dire qu’il passe par le contact des corps et, dans ce fonctionnement
métonymique de l’imaginaire textuel, la langue devient le lieu d’une
érotique d’autant plus singulière que les idiomes par où
s’échangent les caresses amoureuses sont ceux qui s’affrontaient hier,
dans une haine inexpiable. En ce sens, il semble que ce roman d’Assia Djebar
soit celui d’une possible réconciliation. Et, comme Les Mille et une nuits, qui en sont un lointain intertexte, Les Nuits de Strasbourg exorcisent par la parole amoureuse un passé
de deuil dont la liquidation passe par la langue.
Du frottement des langues au toucher des corps, j’essaierai
de montrer d’abord comment l’érotique mise en œuvre est la figure d’un
partage fusionnel où s’abolissent les frontières, pour un sujet
en quête de son ipséité. Cependant, il y a dans toute langue et,
plus encore, dans tout échange interlinguistique, de l’incommunicable.
Ce qui ne s’échange pas ici, c’est la parole des morts qui renvoie le
sujet à l’idem dans l’évidemment nocturne de son
moi. D’où le paradoxe du dénouement à partir duquel je
tenterai de formuler, pour ce roman, deux hypothèses de lecture. Mon
analyse est donc une sorte de dépli de la métonymie du texte à
partir d’une triple problématique : la liquidation du deuil dans la langue,
le frottement des corps et des langues dans l’espace fusionnel de la passion,
le retour de l’irréductible et l’émaciation du texte-cathédrale.
I - La liquidation du deuil dans la langue
I - 1 Langues de l’identité, langue de l’autre
Dans ce roman, l’identité des personnages qui
vont se rencontrer à Strasbourg, n’est jamais monolingue et leur plurilinguisme
parfois diglossique les renvoie à un passé trouble qu’ils n’ont
qu’imparfaitement refoulé.
Ainsi Thelja tient de sa mère son nom arabe lié
à un passé tragique, qui signifie " neige ", mais elle
tient aussi de sa grand mère un autre idiome maternel, le berbère
chaoui et le français, langue coloniale s’est superposé à
ces deux langues premières. Son ami d’enfance Eve (Hawa) qui a grandi
comme elle à Tebessa est une Juive berbère de langue française.
François, lui-même diglossique puisqu’il est alsacien, s’est marié
avec une Italienne avant de rencontrer Thelja. Le père de Mina, Ali,
est algérien mais sa mère, d’origine marocaine, est partie vivre
avec un Français. Jacqueline est française, mais de père
allemand. Karl, autre Alsacien, est né à Mostaganem. L’identité
la plus confuse reste toutefois celle d’Irma, juive française dont les
parents ont disparu dans les camps de concentration. Reniée par sa mère
adoptive dont elle porte pourtant le nom, elle tente de vivre aux Etats-Unis
avec un Américain ce vide de l’identité et d’en oublier l’énigme
avant de revenir en France où elle exerce le métier, ici symbolique,
d’orthophoniste.
Car tous ces personnages dont le moi s’est constitué
dans les renvois multiples d’une langue à l’autre portent en eux une
blessure originelle qui affecte secrètement leur être et qui résulte
de la guerre (seconde guerre mondiale sur laquelle s’ouvre le roman ou guerre
coloniale). Or Strasbourg, ville frontière multilingue, va devenir le
lieu où cette crispation du moi sur une douleur enfouie va pouvoir se
dénouer par la rencontre avec l’Autre qui inverse la relation de haine
en relation amoureuse.
I -2 Langue du viol, langue du désir :
Pour Thelja, le français est d’abord la langue
du viol (problématique que l’on retrouve dans toute l’œuvre d’Assia Djebar
). Son père, maquisard du FLN a été exécuté
par l’armée française peu avant sa naissance, jeté sans
doute d’un hélicoptère. Et c’est obscurément pour tenter
d’exorciser ce passé qu’elle accepte de venir passer 9 nuits à
Strasbourg avec son amant dont le prénom François désigne
sa hantise. Car elle a beau se persuader qu’il n’a rien à voir avec les
événements d’Algérie, sans quoi elle n’aurait pu consentir
à cette liaison, elle sait qu’il reste la figure douloureuse de son propre
clivage :
-France, ô France, dans ce seul mot, y aurait-il
ma souffrance ? (P. 223)
Son désir pour François relève
ainsi par certains côté du syndrome de l’otage et, comme cette
résistante algérienne torturée par un officier français
qui, inexplicablement, tombe amoureuse de son bourreau, elle obéit à
ce cheminement obscur en elle du désir qui retourne en force d’appel,
l’énergie destructrice investie par l’imaginaire de la victime dans la
figure de l’Autre. C’est donc de l’inversion de la relation de viol que procède
ici l’éros et, dans les multiples chorégraphies amoureuses de
ces nuits, on notera la position souvent sexuellement dominante de Thelja sur
le corps de François :
Les yeux grands ouverts ; elle tomba sur lui, l’écrasa
de son corps fragile…(P. 226)
Elle se décida à le chevaucher, à
réveiller le désir de son amant. (P. 311)
Pour vaincre ses hantises et exorciser son passé,
Thelja tente donc cette expérience extrême qui l’amène à
transgresser l’interdit d’un
amour français (P. 222).
La langue haïe devient ainsi langue du désir et Le Serment de Strasbourg entre Charles le Chauve et Louis le Germanique métaphorise
cette réconciliation dans la mesure où les frères ennemis
scellent, réciproquement, leur traité d’alliance dans la langue
de l’autre. C’est Eve qui évoque ce texte, fondateur de la langue française,
car elle vit avec Hans la même aventure limite que Thelja. Juive, amoureuse
d’un Allemand qui lui apparaît comme L’Etranger absolu
(P. 112), elle entreprend elle aussi de liquider un deuil identitaire et l’on
retrouve à des degrés divers la même tentative dans la relation
qui se noue entre Irma et Karl, Aïcha et son époux alsacien, et
d’une manière plus implicite, avec Ali comme moyen-terme, entre Djamila
et Jacqueline…
II-Le frottement des corps et des langues :
Pendant 9 nuits, Thelja va donc explorer avec son amant
français tous les possibles érotiques d’un amour vécu comme
expérience fusionnelle dans la langue de l’autre. Car l’intensité
même de son désir vient de ce qu’il s’énonce en français,
comme si elle accédait par là au plus intime de la langue autrefois
haïe. Et symétriquement, le désir de François tire
sa force du fait que les mots de l’amour, dans sa propre langue, sont dits par
l’amante étrangère dont le français, traversé par
ces langues inconnues que sont pour lui l’arabe et le berbère, devient
le lieu de la caresse de l’autre. Ainsi les mots se transforment en doigts qui
palpent et embrasent le corps aimé comme ce nom qui, d’une manière
ici performative, désigne la datte, le fruit d’enfance de Thelja, qu’elle
prononce en arabe : deglet en
nour : " doigt de lumière
" (P. 88). Et dans le noir de la chambre, au cœur de la confidence amoureuse,
le langage perd sa fonction de communication pour engendrer ce dialogue tactile
(P.374) de la caresse, prélude à la jouissance :
(…) ces mots ruissellent sur son cou, lui recouvrent
la gorge, enveloppent son épaule qui se penche, ou la ligne de son dos
dressé, dans une gestuelle à peine amorcée. (P. 268)
Dans ce toucher des corps sous les doigts des mots,
l’enlacement des bouches, l’échange des salives, deviennent, au-delà
du jeu érotique, l’investissement du lieu de la parole de l’autre. Comme
si tous les organes phonatoires, non seulement les lèvres et la langue
mais aussi les dents, marquaient la place où l’autre réside, métonymiquement,
dans l’altérité même de l’être du langage. D’où
la violence du baiser dont l’avidité mime le combat pour la possession
de l’amant dans sa langue :
(…) il allongea le cou, effleura les lèvres –
de Thelja qui, presque sur la pointe des pieds, lança toutes ses forces
dans la délectation d’un baiser – long, vorace, interminable, humide,
juteux, violent et torturé, deux langues se cherchant, se cognant, tentant
de s’emmêler, rivalisant…(P.
206)
D’où encore ce désir de mordre et d’être
mordu, d’ingérer l’autre dans sa propre buccalité ou de s’y dissoudre
dans l’inversion de la succion :
(…)elle s’empara goulûment de sa bouche, s’emplit
de sa salive, " bois-moi ou laisse-moi te boire ! " articula-t-elle
tout en le dévorant de l’intérieur(…) (P.
89)
Mais, plus profondément encore dans l’éros,
c’est à la possession du sexe de l’autre que renvoie, pour Thelja la
pratique de la langue française comme parole amoureuse.Car, de même
que les mots sont des doigts pour la caresse du corps aimé, de même
que la bouche où naissent les mots veut être totalement possédée
par l’amante, l’écoute de la parole amoureuse dans la langue étrangère
redouble le désir de Thelja pour le sexe de François dans cette
double altérité (celle de l’homme et du Français) qui la
fascine comme une promesse de vertige au coeur même du plaisir :
Y a-t-il, dit-elle au milieu des caresses de l’amant
(les doigts de l’amant se promènent sur ses pommettes maintenant, sur
son front têtu, ses yeux qu’aussitôt elle ferme, pour sentir son
toucher plus longuement), y a-t-il un nœud ou même un sexe de la langue
pour chacun de nous ? De la tienne que je te prendrais peu à peu, que
je sucerais, son après son, que j’avalerais comme si c’était ton
autre semence ?(P. 225)
Dès lors, la jouissance érotique est désignée
métaphoriquement par l’isotopie de la liquidité qui, de la salive
à la semence, désigne l’inter-pénétration des corps,
avec ces gros plans insistants sur l’orgasme féminin, figure extatique
du partage fusionnel qui s’exprime dans les images récurrentes de la
houle, de la marée montante, de l’emplissement et de l’engloutissement.
Le vertige de l’altérité qui active ici
la tensivité du désir, s’exerce symétriquement chez François,
surtout lorsque Thelja rythme l’acte sexuel en scandant dans sa langue maternelle,
l’arabe, l’appellatif inta : " toi ". Ainsi, tout en excitant le désir
de l’amant par l’étrangeté de cette scansion qui le désigne
dans la langue autre, Thelja jouit elle-même de ce désir qu’elle
suscite :
Un mot arabe qui va, qui vient. Le plaisir dans lequel
elle ne veut pas se noyer fait vibrer ce mot-oiseau qui frémit, qui s’ébroue,
exhale et retient pourtant le désir affolé de l’amante : "
ta…inta ". Comme un rythme d’horloge qui peu à peu s’affole. (P. 270)
La fusion totale des deux corps d’amants dans la langue,
fait naître le rêve d’une langue mixte, une langue d’avant Babel,
excluant toute idée de frontière, une langue adamique qui évoque
par certains aspects la " bilangue " que postule Khatibi comme "
langue de l’aimance ". En effet, la langue de l’amour, dans le partage
fusionnel, perd peu à peu toute origine : je ne sais plus en quelle langue je te parle (P. 345) avoue Thelja à son amant. Ce n’est
plus ni le dialecte maternel, ni celui d’Oran qui l’unissait à son époux,
ni le français intellectuel qu’elle utilise pour ses recherches. La langue
d’amour est ce vertige du désir que les deux langues ont creusé
l’une dans l’autre en se décollant de leur origine séparée,
pour devenir ce lieu de rencontre dont le symbole serait ce mot : ALSAGERIE (Alsace/Algérie) qu’invente Thelja. Et même si par
sa prononciation le mot renvoie les amants à leur différence (Elzadjerie pour Thelja, avec le Z qui dans zina désigne l’accouplement, Alssagérie pour François avec la douceur du S sifflé),
la nature composite de ce nouveau lexème, en fusionnant les deux langues
dans la parole amoureuse, exprime la caresse des deux peaux l’un sur l’autre,
le doigts sur la lèvre, comme le toucher même du mot d’une langue
à l’autre :
" Alsagérie " : palpe mes lèvres
quand je redirai ce mot qui nous résume…Tes doigts me connaissent, me
regardent ! (P. 374)
Ce frottement des langues qui se caressent et se pénètrent
dans l’échange érotique, inversant le passé de haine en
présent amoureux, se retrouve chez Hans et Eve. Et si Eve en se donnant
totalement à son amant germanique se retrouve " en enfer " pour la mémoire, "
en paradis " pour la volupté
(P. 70), Hans, l’Allemand d’Heidelberg apprend pour elle le Français
et le dialecte arabe, de sorte que peu à peu, ce lien érotico-linguistique
avec l’ennemi d’hier dénoue le deuil identitaire.
III-L’irréductible dans la langue :
Mais, l’espace fusionnel ouvert par l’érotique
des langues se referme, pour Thelja, avec la 9ème
nuit, terme qu’elle a fixé à sa liaison avec François .
C’est donc sur une énigme que le roman s’achève, en renvoyant
Thelja –" neige brûlante "- à son altérité
nocturne puisque lorsqu’elle revient à Strasbourg, après avoir
quitté son amant, c’est pour n’y sortir que la nuit, être de l’ombre
vouée désormais à l’incommunicable.
Les points aveugles de l’échange
:
Le travail du deuil pour Thelja est-il impossible,
contrairement à ce qui se passe pour Eve ou pour Irma ? Son être,
qu’elle croyait pouvoir libérer de ses hantises en forçant,
amoureusement, la langue de l’autre, est-il irrémédiablement
détruit comme le livre de cette jeune abbesse du XIIème siècle,
Herrade de Lansberg, brûlé dans les bombardements de 1870,
dont il ne reste que des copies ? L’original en elle s’est il irrémédiablement
perdu dans le brouillage des langues et des signes ?
Telle est la question qui souterrainement travaille
sa relation avec François. Où
se tapit la langue, dans tout cela ?
(P. 227) se demande-t-elle, lorsqu’au terme d’une nuit d’amour elle se souvient
qu’elle l’avait désiré lui,
l’homme français, mais dans un parler ensauvagé de l’autre
bout de la terre ! (P.
227)
En fait, dans la langue commune, langue adamique
illuminée par le désir et la fusion des corps, quelque chose
reste irréductible à l’échange et au partage. Dans
le passage d’une langue à l’autre, même vécu amoureusement,
il y a de l’intraduisible. Ces points aveugles de l’échange apparaissent,
comme autant de blessures laissées par la langue de l’autre, chez
Mina, par exemple, qui refuse de communiquer autrement qu’en alsacien ou
en dialecte marocain, sa langue maternelle, comme pour y retrouver celle
qui l’a abandonnée en partant avec un Français. Eve, malgré
l’authenticité de son amour pour Hans refuse elle aussi de parler
l’allemand qu’elle a pourtant appris au lycée, par défi. Bien
plus, le simple fait d’entendre son amant la qualifier, en français,
de bonne mère juive, provoque en elle une forte réaction
d’agressivité. Elle le gifle. Et c’est lui, qui, en anglais, pour
désamorcer la tension dans une langue neutre, tend ironiquement l’autre
joue. Enfin, dans la relation passionnelle entre Jacqueline et Ali, père
algérien de Mina, quelque chose de la violence passée revient
dans l’ambivalence du désir d’altérité, qui aboutit
au viol et au meutre de Jacqueline.
L’altérité irréductible et l’absolu
du désir :
Par ailleurs, le plurilinguisme diglossique des personnages
fait que leur français commun héberge une autre langue avec son
altérité irréductible. Il arrive ainsi à Thelja
de laisser échapper dans l’étreinte amoureuse des mots que François
ne comprend pas : de l’arabe ou du berbère chaoui, il ne peut le dire…
(P. 120). Inversement dans les souvenirs d’enfance de François reviennent
des mots alsaciens dont le sens reste énigmatique pour Thelja…(P. 133)
On pourrait multiplier les exemples. Après l’amour, Hans murmure à
l’oreille d’Eve quelques vers d’un poète allemand : Qu’est-ce que tu dis là ? chuchote-t-elle(…) –Rien,
ne parle pas… (P. 165)…
Ainsi,
au plus profond de l’étreinte ce qui remonte du moi originel, du moi
de l’enfance, relève de l’intraduisible pour l’autre. Sous le français
commun, travaille, de part et d’autre, la langue maternelle qui ne s’échange
pas et qui nourrit cette langue intime de l’être : langue des morts, langue
de l’inconscient par où s’énoncent la blessure et le fantasme.
De sorte que malgré le dialogue amoureux de la confidence, les imaginaires
ne peuvent totalement se rencontrer.
Ainsi
Thelja est elle prise au paradoxe de l’altérité. Après
avoir investi la langue de l’autre comme lieu extrême du désir,
inversant, en relation d’amour, la relation de haine, elle découvre les
limites de cette expérience fusionnelle où les frontières
entre le moi et l’autre s’abolissent. En effet, par une sorte de choc en retour,
sa propre altérité incommunicable à l’amant rencontre l’altérité
de François sous la langue même du partage. D’où cette réponse
qu’elle fait à Eve en écoutant une chanson de melhoun
:
Un
étranger ? c’est-à-dire quelqu’un que je ne pourrai aimer ainsi,
au creux de cette beauté de ma langue d’enfance.
(P. 107)
Le
français que partagent Thelja et François est habité par
des fantômes tragiques du passé, qui les renvoient à leur
identité séparée. C’est pourquoi dans l’absolu même
de son désir, Thelja rêve de déplacer l’érotique
au-delà des langues, dans cette rencontre muette des corps débarassés
du verbe où l’inconscient même de la langue dans laquelle parlent
les morts n’est plus un obstacle à la connaissance mutuelle :
-Tu
ne parlerais aucune des langues que je comprends. Et je t’aimerais d’emblée
tout autant !(…)
Nous
aimer ainsi, deux corps sourds et comme je désire habiter ce corps d’homme
tellement étranger, parlant un idiome que je ne comprendrai jamais…Ainsi,
au cœur du désert des mots, nous pourrions nous entrecroiser, nous pénétrer,
nous déchirer même, surtout nous connaître !… (P. 226)
La cathédrale :
Le dernier mot que Thelja écrit à François
pour lui fixer un ultime rendez-vous est signé en arabe, symptôme
de ce retour à l’identité qui sépare. Et dans la nuit strasbourgeoise
qu’elle hante, elle devient cette étrangère au-delà de
la langue, comme dans son rêve avec François, mais solitaire, nocturne,
muette. Surprise par Irma, alors que le jour se lève elle tente une explication
:
Ce matin, je ne sais pourquoi, des ombres absentes m’ont
tourmentée. (P. 399)
Ces ombres qui, comme les vampires de la nuit, la ramènent
à son passé, dans la séparation, opèrent en elle
une sorte d’évidement mystique et c’est rejetée dans une étrangeté
absolue qu’elle accomplit son dernier acte symbolique. Elle gravit dans un vertige
ultime la flèche de la cathédrale de Strasbourg et le cri extatique
qu’elle jette face au vide est un double cri de jouissance et de mort.
Cette clausule allégorique referme le roman sur
une énigme.On peut y lire l’aveu d’un échec. L’érotique
des langues qui rend possible la réconciliation dans la caresse amoureuse
n’est-elle qu’un leurre ? Y a-t-il une autre langue sous la langue dans laquelle
saignent indéfiniment les blessures de l’imaginaire et ce " poudroiement
" de la neige qui nomme l’épilogue n’est-il que le fantasme mortel
du vide qui fascine l’être blessé ?
Ou faut-il voir dans cette ascencion allégorique
de la cathédrale, jusqu’au sommet de la flèche phallique, un ultime
défi de l’éros ? Lorsqu’elle quitte François au terme des
9 nuits qu’elle s’est fixée, c’est d’un être individuel que Thelja
se délivre, ayant bu le jus
de sa langue jusqu’à
l’extase fusionnelle (P. 227). Revenue secrètement à Strasbourg,
elle est attirée mystérieusement par la cathédrale à
laquelle, au cours d’une promenade avec François, elle n’a pu accéder.
Ainsi, la cathédrale, dans son imaginaire, devient-elle la représentation
de l’Autre, mais collectivement cette fois, la France du Serment de Strasbourg
et de l’abbesse Herrade. Mais cette figure de l’Autre est une figure hostile,
interdite, qui renoue avec les hantises du passé (le sanctuaire religieux
désignant une composante essentielle de l’identité collective).
D’où le scenario final dont la symbolique est de l’ordre du fantasme.
En inversant l’ordre du viol, dans le retournement de la chute du père,
Thelja se fait l’amante de la cathédrale au sommet de laquelle elle s’abîme
dans un poudroiement extatique.
Cette séquence symbolique fonctionne donc comme
un scénario de réparation qui de François à la flèche
de la cathédrale renverse l’ordre du viol. C’est, en effet, sur cette
clausule en forme d’ apothéose que culmine le récit linéaire
construit selon un procès d’adjonction qui superpose 9 nuits, 9 étant
un chiffre parfait – le chiffre du carré magique – En ce sens, ce dénouement
énigmatique constitue lui-même la flèche d’un récit
à l’architecture monumentaire qui s’édifie comme un hymne à
l’érotisme, avec cet évidemment final et mystique du texte-cathédrale…
Conclusion :
C’est donc un roman particulièrement original qu’Assia
Djebar nous donne à lire avec Les
Nuits de Strasbourg. Roman érotique, où le plaisir féminin
est évoqué avec beaucoup de sensibilité et une rare acuité
– ce qui, en soi, est déjà subversif – mais surtout roman de la
langue et, au-delà, roman de l’être.
Entre le mythe de la langue adamique qui dans l’amour fusionnel
abolit toute frontière et le clivage identitaire qui fait de la langue
le lieu d’un rapport névrotique à l’autre, ce récit nous
rappelle que dans le langage amoureux comme dans les ruptures de l’histoire
nous sommes d’abord constitués par les langues qui nous habitent.
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