résumé du livreFrédéric, dix-sept ans, suit ses parents à travers l'Europe, d'un déracinement à l'autre, profondément menacé dans son propre équilibre. Mais après Paris, Oslo et Berlin, la famille débarque à Tel-Aviv et le jeune homme découvre la singularité d'Israël – un pays et une langue qu'il pourrait peut-être enfin faire siens, parce que si proches de lui dans leurs rapports complexes à l'identité, au territoire et à l'appartenance.
Le jeune homme se promène dans Tel-Aviv. Il parle seul, se retourne
et s’adresse à un interlocuteur imaginaire. Frédéric Quenoz, 17 ans,
salue de la main droite les passants, comme un homme politique connu et
respecté de tous. Lorsqu’on lui pose une question, il répond à côté.
C’est l’été, mais Frédéric n’est pas un touriste. Arrivé depuis peu de
Berlin, il vit avec sa famille près de la rue Dov-Hoz. Muni d’un
dictaphone, il enregistre les conversations qu’il retranscrit dans un
cahier. Il en retire un grand soulagement. C’est que Frédéric ne
comprend pas quand on lui parle. Les mots parviennent jusqu’à lui dans
un désordre complet. Il ne saisit le sens des phrases qu’une fois
écrites : « Le son des mots prononcés me cache ce qu’ils disent. »
L’apprentissage de l’hébreu est comme une nouvelle approche du monde et
une véritable libération. La confusion mentale du garçon va être balayée
par « une langue qui ne s’appuie pas sur les mêmes piliers de la pensée
».
J’apprends l’hébreu, sixième roman de Denis
Lachaud, nous entraîne dans une utopie : celle d’une nouvelle vie
possible dans un pays neuf ; celle de la reconstruction de l’homme brisé
; celle d’une langue antique réactualisée, autour de laquelle une
communauté s’organise en fédération. Une société dont on sait qu’elle
n’est pas meilleure que les autres mais « on peut y marcher droit ».
Frédéric y croit, et le lecteur avec lui. Optimiste, il ne veut pas
vivre dans la peur, « les yeux dans les coins, le regard en essuie-glace
» ; il sait depuis Berlin que les murs peuvent tomber.
Le jeune aphasique va à la rencontre des autres et, enfin, il
peut communiquer. La langue contient l’essence de son identité future : «
être » en hébreu ne se conjugue pas au présent. La structure de la
langue préfigure le devenir des hommes, et les voyages de la famille
Quenoz à Oslo, Paris, Berlin et Tel-Aviv sont choisis en vertu de la
linguistique - et non assujettis aux décisions du service ressources
humaines de la finance internationale. Tout est contenu dans la langue :
l’histoire de l’individu et son rapport au monde. Les Israéliens sont
certes mal élevés, mais, explique Frédéric, c’est que l’hébreu ne
comprend pas de conditionnel, tout se conjugue à l’indicatif. C’est un
pays où dire « je voudrais » n’existe pas, on dit « je veux ». La langue
allemande « aux merveilleuses subordonnées bien ordonnées » permet de
glisser d’un mot à l’autre par la création de néologismes. C’est ainsi
que die Lösung der Judenfrage (« la solution de la question juive ») de Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, est devenu die Endlösung der Judenfrage
(« la solution finale de la question juive ») d’Hitler. « Comment
s’y retrouver dans le monde quand il suffit d’ajouter trois lettres pour
que la vie devienne la mort ? » Le destin du garçon épouse celui du
pays. Comme de nombreux Israéliens, il ne voit pas sur les panneaux les
indications écrites en arabe.
Le « malade de l’écoute », qui part à la découverte du monde en
faisant le tour du pâté de maisons, oublie que les fondations de sa
nouvelle identité ne sont pas solides ; croyant s’émanciper, il est
comme l’homme « nullement frappé par les fondements réels de sa
recherche » (Wittgenstein). L’auteur ne donne que quelques pistes et
suggère plus qu’il n’explique. Dans J’apprends l’hébreu,
les Érinyes, qui poursuivent Frédéric depuis sa visite au Mémorial des
Juifs exterminés de Berlin, sont puissantes. « Il y a trop de voix
autour qui troublent mon idée de moi depuis plusieurs mois. »
On devine que cet enfant choyé, aimé et protégé est piégé par une
histoire qui travaille en silence. Silencieuse et illisible, elle tisse
pourtant les différents tableaux que Denis Lachaud, en homme de théâtre,
a mis en place : la parole de l’adolescent, les extraits de son cahier,
où il reporte la parole objective avec des didascalies, et le regard
neutre du narrateur. Quelques scènes de vie ordinaires, des scènes
répétées selon plusieurs points de vue et rien de spécial, sauf
peut-être la disparition d’un grand-père qu’il n’a jamais connu, décédé
seul en Suisse. « Une chance que le vieil homme ait finalement lâché au
printemps. Le déménagement à Tel-Aviv aurait compliqué les visites à
Genève. »
Par Enrica Sartori
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vendredi 16 décembre 2011
111216 - LECTURE - LACHAUD, Denis - J'apprends l'hébreu
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