Date de sortie cinéma : 20 janvier 2010
Film disponible en DVD le : 25 mai 2010
Réalisé par Joel Coen, Ethan Coen
Avec Michael Stuhlbarg, Sari Lennick, Richard Kind, plus
Durée : 1h45 min Année de production : 2008
Distributeur : StudioCanal
Larry Gopnik, à part son nom, a de la chance. Il est américain, vit dans la quiétude pré-psychédélique des années 1960, a une famille sans histoire et habite une jolie banlieue résidentielle du Midwest où il enseigne la physique à l'université. Cet homme tranquille, modeste, sérieux donc, et qui ne demande rien à personne, allez savoir pourquoi les frères Coen ont décidé, dans A Serious Man, de lui pourrir la vie. Une évocation fidèle du film passe, de fait, par l'énumération des avanies qui, du jour au lendemain, se mettent à lui tomber sur le paletot comme les plaies d'Egypte.
D'abord, le cercle familial. Sa femme, Judith, brune vindicative, lui annonce un beau matin qu'elle le tient pour un cloporte, demande le divorce et le quitte pour Sy Ableman, dont elle est tombée amoureuse. Outre son insigne laideur et son obésité, Sy est un sentencieux imbécile, qui passe son temps à faire la leçon à Larry, nonobstant le fait qu'il lui pique sa femme. Le pauvre père ne trouve pas en ses enfants, deux monstres d'égoïsme pré-pubères, le moindre réconfort. Danny, le fils, est trop occupé à résoudre de lamentables embrouilles à l'école hébraïque. Sarah, la fille, ne songe qu'à se refaire le nez, en volant dans le portefeuille de son père. Cerise sur le gâteau familial : Arthur, le frère de Larry, chômeur chronique installé à demeure sur le canapé-lit du salon, quand il n'occupe pas la salle de bains pour drainer son kyste, inaugure à présent une carrière d'obsédé sexuel dans le Dakota.Larry n'a même pas la ressource de se réfugier dans le travail. A l'université, il est calmement persécuté par un étudiant asiatique qui veut lui acheter son diplôme, et fait l'objet de lettres anonymes calomnieuses qui mettent en péril sa titularisation. Par ailleurs, son voisinage prend des allures dangereuses, entre le crypto-fasciste goy du pavillon mitoyen qui empiète sur sa pelouse, et le sex-appeal de Mme Samsky, quadragénaire de rêve et fumeuse de substances hallucinogènes, qui entrouvre sous les pieds de Larry le terrifiant abîme de la jouissance.
Sonné par ce déchaînement de malheurs, Larry n'aura d'autre recours que celui de se tourner vers les autorités traditionnelles de sa communauté : les rabbins. Ces visites, qui émaillent le film en montant progressivement dans la hiérarchie rabbinique, se révèlent désespérément infructueuses, et d'autant plus savoureuses que le protocole solennel qui les entoure révèle à chaque fois une coquille métaphysique totalement vide, soutenue par des paraboles abracadabrantes de parking ou de dentiste. C'est le fond de désespoir propre à ce film extrêmement drôle, qui inflige finalement à son héros une souffrance digne de sa seule passion : l'inconsistance.
A Serious Man livre ainsi, pour la première fois de manière aussi explicite, une clé essentielle de l'oeuvre des frères Coen : sa filiation avec la culture juive américaine. La spécificité de ladite culture étant précisément sa difficulté à se situer par rapport à une filiation. Pour deux raisons : l'acculturation rapide de la communauté juive aux Etats-Unis, et sa sourde culpabilité devant l'anéantissement qui frappa, à travers le judaïsme est-européen, son terreau originel, dans sa forme traditionnelle (le monde de l'étude religieuse) ou profane (la langue et la littérature yiddish, la lutte politique pour l'émancipation). Le judaïsme américain devient donc au XXe siècle l'incarnation exemplaire d'un judaïsme que la modernité dilue dans l'incertitude identitaire et la perte de ses repères. Existentiellement douloureuse et spirituellement angoissante, cette situation se révèle artistiquement fructueuse, notamment sur le plan d'un des derniers "traits juifs" pouvant prétendre à la pérennité : l'humour.
L'inspiration des frères Coen peut ainsi être rattachée à une tradition qui prendrait sa source chez les classiques européens de la littérature yiddish au début du XXe siècle (et au premier chef Cholem Aleikhem), se prolongerait au mitan de ce même siècle avec le répertoire des comiques se produisant dans les monts Catskill (lieu de villégiature des juifs new-yorkais, où débutèrent notamment Lenny Bruce et Jerry Lewis) avant de s'américaniser dans les années 1960 à travers les romanciers de l'Ecole de New York (Philip Roth, Bruce J. Friedman, Saul Bellow...), cette fois sous les auspices kafkaïens de l'absurde et du grotesque.
A Serious Man fournit quelques arguments à cette hypothèse, à commencer par le caractère autobiographique du film, situé dans une époque, une région et une sociologie dans lesquelles baigna la jeunesse des frères. Mais c'est aussi bien sa stupéfiante séquence d'ouverture, qui constitue un véritable coup de force dramaturgique : un apologue en noir et blanc, situé en Europe orientale, dialogué en yiddish, et inventé de toutes pièces par les cinéastes, à mi-chemin entre conte traditionnel et film gore. Entre ce prologue fantasmé et l'histoire du martyr Larry Gopnik, c'est bien un monde perdu qui gît dans le raccord. Quitte à renaître en dibbouk persécuteur, pour hanter l'un des plus grands films des frères Coen.
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